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Petits métiers, grand Penn

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En 1950, le maître américain du portrait Irving Penn (1917-2009) photographie pour « Vogue » des dizaines d'hommes et de femmes de condition modeste. Le titre de sa série : Small trades. Les petits métiers (article paru dans Bibliobs).

Small trades, ed. Getty  museum

Sur fond blanc, tels des mannequins, le pompier, le rémouleur, le motard de la police, le plâtrier, le facteur, les garçons bouchers, le riveteur, l'employé du gaz, et tant d'autres posent dans leur costume de travail, leurs outils à la main.

De cette émouvante galerie, Irving Penn évacue tout pittoresque pour ne montrer que la vérité d'individus fiers et debout.

Jusqu'au 25 juillet, la fondation Henri Cartier-Bresson expose une centaine de ses images dont les premières paraissent dans « Vogue » Paris en 1951 sous l'égide d'Edmonde Charles-Roux. Irving Penn avait alors bénéficié de la complicité de Robert Giraud qui avait recruté pour lui ses copains de la rue.

Irving Penn est mort le 7 octobre 2009, un mois après l'inauguration d'« Irving Penn : Small trades » au Getty Museum de Los Angeles. 216 portraits sont rassemblés dans un magnifique catalogue, réalisé par les commissaires Virginia A. Heckert et Anne Lacoste, disponible en France.

Outre les portraits noir et blanc d'Irving Penn, le livre contient le témoignage précieux d'Edmonde Charles-Roux, la mémoire de cette histoire. Pour des raisons de place, la Fondation Henri Cartier-Bresson n'expose que la moitié environ de ces tirages argentiques que le catalogue restitue avec une fidélité exceptionnelle.

Au début des années 1950, Michel de Brunhoff  est le directeur et rédacteur en chef de « Vogue ». Edmonde Charles-Roux, qui lui succédera plus tard, tient la rubrique « La vie à Paris ». Dans « Vogue », à cette époque, les somptueux mannequins posent devant des étals de bouquinistes ou dans les rues, au milieu des « vraies » gens. On peut aussi voir, ici et là, des photos de Doisneau qui est sous contrat avec le magazine depuis 1949. Mais, peu à l'aise dans ce monde, Doisneau quittera « Vogue » en 1951. En juin de cette même année, le magazine sort un numéro spécial intitulé "Paris a 2000 ans" dans lequel on découvre sur trois pages les dix-sept premières photos d'une série imaginée par un photographe américain de 33 ans, Irving Penn.

Ce dernier a l'idée de représenter des personnages typiques de la vie parisienne - un concierge, des garçons bouchers, un garçon de café, un facteur, un cordonnier et même un intellectuel (priez pour Saint-Germain-des-Prés !) photographiés sur un fond nu, comme des mannequins, leurs ustensiles de travail à la main.

Loin d'être figés, ces portraits sont saturés de vie. Loin d'être monotone, la série est tourbillonnante, vivante. L'inventaire pourrait lasser, la multiplication donner le vertige, l'intérêt pourrait s'émousser. Au contraire, il se renouvelle sans cesse. Ce n'est aucunement misérabiliste. C'est apparemment naturaliste. Mais le naturel est ici transcendé. Surnaturaliste. Surréel. Le mot est lâché. Et l'on n'aura garde d'oublier que Man Ray figure l'une des branches de « l'arbre des influences » de Penn, tout comme Richard Avedon.

Feuilletons le numéro de « Vogue » de juin 1951. Regardons quelques images et lisons les légendes : Le vitrier : Eternel piéton de Paris. Ses clients sont rue de l'Estrapade ; L'intellectuel : Poète, laveur de vitres et client des cafés littéraires de la rive gauche ; Les garçons bouchers : Georges et Paul, de la rue du Pot-de-fer, en costume de travail ; Le facteur : En été, le sourire aux lèvres, il dessert les alentours ; Le cordonnier : Depuis 25 ans à « La Botte rouge », rue Guénégaud. Ex-Cordonnier du Cadre Noir ; Le garçon de café : M. Ledain. Depuis 10 ans sert des « demis » aux habitués des Deux-Magots...

Le petit peuple de Paris ne lisait pas « Vogue ». Il y aurait reconnu des « célébrités » de la rue Mouffetard ou de Saint-Germain-des-Prés. L'une de ces photos représente Armand Fèvre, le « dernier bonapartiste », un de ces personnages insolites que l'on croisait du côté de la rue... Bonaparte. Il portait  à l'empereur une admiration sans borne, allant même jusqu'à s'habiller comme un soldat de l'Empire.

Une autre photo, le rémouleur, représente Olivier Bouchardin, le patron du bistrot « Les Quatre Sergents de la Rochelle », à la Mouf, là où Doisneau, Robert Giraud, Jean-Paul Clébert et Jacques Yonnet se réunissaient.

Irving PennDans le catalogue Edmonde-Charles Roux raconte cette anecdote :

« Les gens que Penn photographiaient ne disaient pas qu'ils venaient de Mouffetard, mais de la Mouf. Penn leur demandait "qu'est-ce que la Mouf? De quoi parlent-ils". Je lui disais que c'était de l'argot, une manière de dire Mouffetard ». Elle poursuit : « A cette époque, Mouffetard était un quartier étonnant. Vous pouviez vous croire au Moyen âge avec les marchands de légume et les artisans qui travaillaient dans la rue.»

Dans une interview publiée dans « le Monde » du 18 septembre 2000, Edmonde-Charles Roux explique au journaliste Michel Guerrin l'histoire de cette série de portraits à part dans le contexte en vogue chez « Vogue » :

« Penn n'avait qu'une idée en tête : rendre hommage à Eugène Atget, le photographe de Paris. Il voulait photographier les sous-couches sociales. Comment les rencontrer ? J'ai trouvé deux rabatteurs : Robert Doisneau et son complice Robert Giraud. Ils ont été un peu comme les traffichino de Naples, ceux qui vous ouvrent les portes...»

« Les portraits ont été pris dans une école de photographie de la rue de Vaugirard, dont une partie était en ruine, traversée par des rats », précise encore Edmonde Charles-Roux. C'est là, qu'armé de son Rolleifleix et de sa pellicule N/B TIX, « il réalisait plusieurs portraits de chaque modèle et identifiait ceux qu'il considérait comme réussis avec les lettres A, B, C. Il recadre ses négatifs 6x6 dans une chambre noire pour éliminer les éléments extérieurs de chaque côté de l'arrière-plan. Relativement forts en contrastes les tirages gélatino-argentiques mettent en valeur de manière très vivante les tenues et les outils, modelés par la lumière naturelle.»

On pense à du dessin à la mine de plomb. Comme Cartier-Bresson, une autre de ses influences majeures, Penn s'oriente d'abord vers la peinture et le dessin avant de se lancer dans la photo, en 1943, pour « Vogue » Amérique.

Le fond n'est pas uniforme, les ombres dansent, les contrastes sont francs. La lumière n'en a que plus de valeur. Tout est rare et précieux dans cet environnement nu où le sujet et ses accessoires, au centre, capte l'attention comme naguère le roi représenté par le peintre.

Pour le photographe, « éloigner les modèles de leur environnement naturel et les installer dans un studio face à l'objectif, n'avaient pas seulement pour but de les isoler, cela les transformait.» On peut sans doute dater les origines de ces trois séries à 1948. Envoyé par « Vogue » à Lima, Penn décide, après sa mission, de passer quelques jours à Cuzco, ville qu'il rêve de découvrir. Il est fasciné par les habitants qu'il décide de photographier dans une pièce nue.

Worlds-in-a-small-room.jpgAprès Paris, Penn réalise une série à Londres. Puis une autre à New York. Dans l'ouvrage « Worlds in a small room » de 1974, le photographe observe :

« En général, les Parisiens doutaient que nous ferions exactement ce que nous avions promis. Ils pensaient que quelque chose de louche allait arriver, mais ils arrivaient au studio plus ou moins comme convenu - motivés par le cachet. Les Londoniens étaient assez différents des Français. Il leur semblait tout à fait logique d'être photographiés en tenues de travail. Ils arrivaient au studio, toujours à l'heure et se présentaient devant l'appareil photo avec un sérieux et une fierté tout à fait remarquables. Des trois, les Américains étaient les plus imprévisibles. En dépit de nos recommandations, quelques-uns arrivèrent aux séances changés de pied en cap, rasés de frais et parfois même dans leurs costumes sombres du dimanche, convaincus de faire leur premier pas vers Hollywood.»

En regardant bien on s'aperçoit que l'homme du peuple américain, londonien ou parisien retrouve une fraternité et une fierté sous l'œil empathique de Penn. Rien ne sépare cette humanité. Tous ces individus sont égaux et également mis en valeur devant l'objectif du photographe. Et tous uniques. N'est-ce pas révolutionnaire, et bien plus moderne que le bête naturalisme, d'avoir fait posé des prolétaires pour « Vogue » ?

O. B.

« Les petits métiers. Irving Penn ». Jusqu'au 25 juillet. Fondation Henri Cartier-Bresson, 2, impasse Lebouis. 75014 Paris. 01.56.80.27.00.

Catalogue « Small Trades », édité par le Getty Museum. 59 euros.

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